Face de Bombus terrestris femelle (Photo G.Rubatto. Source : aramel.free.fr)

LES BOURDONS, DES ABEILLES PAS COMME LES NOTRES (4ème partie)

Les diverses espèces du genre « Bombus » sont des abeilles sociales annuelles. Les bourdons partagent certaines habitudes comportementales avec nos abeilles mellifères. Mais il y a aussi bien des différences. Bosseurs infatigables – plus que l’abeille dite (à tort d’ailleurs) “domestique”, peut-être parce que moins doués au départ que l’abeille mellifère -, plus résistants au froid et moins à la chaleur, membres d’une société plus hiérarchisée mais moins stable, ils ont encore d’autres caractéristiques qui seront elles-mêmes à nuancer selon les diverses espèces.
Voici donc la suite de la 3ème partie de notre série.

Pollinisateur comme un bourdon

Langue de Bombus terrestris (© : aramel.free.fr)

Le corps massif des bourdons, leur longue langue (de 9 a 20 mm selon les espèces, contre 6 mm seulement chez l’abeille noire) fait d’eux les pollinisateurs essentiels de certaines fleurs comme le trèfle rouge ou la luzerne. C’est pour la pollinisation du grand trèfle rouge qu’on a introduit il y a longtemps déjà, le Bombus pascuorum en Australie ou aucune espèce de ce type n’existait.
En plus cette longue langue est prolongée d’une touffe de poils qui leur permet d’atteindre le fond du calice de certaines fleurs comme les fuchsias, la digitale, l’aconit, l’ortie blanche. Dans certains cas, ils pourront percer le calice à la base permettant ainsi également la pollinisation par d’autres insectes. La vibration à haute fréquence de leurs ailes fait également tomber les pollens d’autres fleurs (poivron, tomate) pour en recouvrir parfois totalement l’insecte, permettant ainsi ce que les Anglo-Saxons appellent la “Buzz-pollination

Les sociétés qui développent des boites à bourdon pour les cultures sous serre ont trouvé la possibilité de faire « shunter » aux jeunes reines le temps de repos et d’hibernation qu’elles prennent normalement avant de pondre Les jeunes reines pondront donc immédiatement. Les boites contiennent une génération d’ouvrières (sans reine) qui durera un mois environ. A la mort du nid, on vous en livre un autre.

Le succès mondial du bourdon, en particulier du bourdon terrestre comme pollinisateur dans les serres, a son revers. Ainsi le Japon, où il se généralise, craint pour ses espèces indigènes, qu’il supplante, et donc pour les plantes rares que ces espèces pollinisent. Des mesures de restrictions à l’importation ont été prises en 2005 (Bee World vol. 86 n°1).Voir “Le bourdon terrestre, une espèce invasive”
La mondialisation des échanges de bourdons et de nids à bourdons risque d’amener rapidement sur le bourdon européen des parasites exotiques contre lesquels il n’est pas préparé. Le bourdon n’est pas attaqué par Varroa, mais il a d’autres acariens, qui l’accompagneront durant l’hibernation. Il peut être détruit par la teigne et les essais de laboratoire l’ont montré attaquable par Ætina thumida, le petit coléoptère des ruches que nous attendons parce qu’il y aura forcément un abruti qui finira bien par le rapporter par simple médiocrité. L’histoire est en train de se répéter, avec un insecte bien moins suivi par les vétérinaires et peut-être plus fragile que ne l’est notre abeille mellifère ! Sale temps en perspective pour la pollinisation…

Coloré comme un bourdon

Bourdon des jardins (Bombus hortorum, © lvindras.free.fr)

Pour déterminer le type de bourdon que vous avez sous les yeux, regardez d’abord les couleurs de l’insecte :

  • arrière-train blanc avec corps noir à deux bandes jaunes : bourdon terrestre
  • arrière-train blanc avec corps noir à 3 bandes jaunes : bourdon des jardins
  • arrière-train blanc avec corps marron rouge : bourdon des arbres
  • arrière train de gris à noir : bourdon des champs
  • arrière train orange et deux bandes jaunes : bourdon des prés
  • arrière train rouge ou orange brillant, corps noir : bourdon des pierres

Ce sont les principaux chez nous. (Pour en voir beaucoup plus allez sur le site www.bombus.de, rubrique « Hummel-Arten »).

Macho comme un bourdon

Le mâle de bourdon (le faux-bourdon de l’abeille-bourdon) ne se préoccupe ni des soins au couvain, ni de la recherche de nourriture. Il lui arrive de contribuer vaguement à chauffer les œufs. On le différencie des ouvrières par un corps plus épais, des yeux plus gros, l’absence sur les pattes arrière de corbiculae pour la récolte du pollen, mais aussi par une tête plus courte et des antennes plus longues. Le poil semble souvent plus hérissé, plus coloré, plus irrégulier : on remarque parfois des zones presque chauves, des anneaux de couleur en plus ou en moins, etc. Les mâles quittent assez tôt leur nid et guettent à proximité des divers nids en répandant du « sent-bon » sur leurs traces. En fait, chaque espèce a son altitude de croisière, chaque mâle ses itinéraires réguliers toujours dans le même sens et les mêmes emplacements où il s’arrête pour se reposer et qu’il marque systématiquement de ses sécrétions. Si ces phéromones incitatrices fonctionnent et attirent une jeune reine en dehors d’un nid, le mâle fonce ! L’accouplement, variable selon les espèces, a lieu à terre, même si la rencontre est en l’air. Il peut arriver que la femelle traîne le mâle en pleine copulation à l’intérieur du nid d’où elle provient.

Jaloux comme un bourdon

Bourdon des pierres (Bombus lapidarius, © lvindras.free.fr)

Notre abeille mellifère, nous le savons, est « polyandre » (cf. A QUOI SERT-IL D’AVOIR PLUSIEURS MARIS ?). Elle sera fécondée par plusieurs mâles, éventuellement en plusieurs vols nuptiaux à quelques jours d’intervalle, si le premier vol nuptial ne suffisait pas. Normalement une vingtaine de mâles vont, tour à tour, féconder la reine en vol. Ce nombre peut d’ailleurs être beaucoup plus élevé : selon le groupe d’éthologie expérimentale de Paul Schmid-Hempel à l’ETH (Haute Ecole technique confédérale) de Zürich, il pourrait atteindre une cinquantaine de faux bourdons ! La priorité évidente c’est la diversité des spermes que recevra la reine et le mâle individuel n’est que quantité négligeable. Chacun d’eux meurt immédiatement après la copulation. Il tombe sur le sol en laissant dans l’appareil génital de la reine, de 6 à 12 millions de spermatozoïdes, ainsi qu’un « bouchon d’accouplement », c’est-à-dire l’endophallus qui lui a été arraché mais aussi une sécrétion particulière qui sert sans doute à empêcher la perte des spermatozoïdes. Le mâle suivant qui se présente pour la copulation va expulser cette barrière et procéder à une nouvelle copulation. L’opération complète dure 2 secondes seulement mais il faut toujours se souvenir que le temps et les rythmes des insectes ne sont pas les nôtres. Chaque espèce animale, humains compris, a son propre temps.

Le dernier endophallus arraché aux mâles (les « voiles de la mariée » disaient les vieux mouchiers) sera retiré par les ouvrières au retour de la reine à la colonie. La plus grande partie du sperme accumulé dans les oviductes va être expulsée (95% du sperme) mais 5,5 millions environ de spermatozoïdes migreront lentement vers la spermathèque. Le processus complet durera tout de même une quarantaine d’heures.

Le Bombus terrestris, lui, a d’autres manières et d’autres priorités ! La copulation dure beaucoup plus longtemps que chez l’abeille mellifère, pas loin d’une quarantaine de minutes en moyenne, même si la plus grande partie du sperme est transférée dès les toutes premières minutes. Mais dans la seconde partie de la copulation, au bout d’une dizaine de minutes, notre « cul blanc », comme d’autres insectes (dont le faux-bourdon mellifère également, nous l’avons dit), transfère dans les « bursa copulatrix » de la femelle une substance qui suit le sperme et provient d’une glande annexe. Cette substance est composée de quatre acides gras qui font former un « bouchon de copulation » opaque et bien pâteux.

Bourdon terrestre copulant (© abugblog.blogspot.com)

Ce bouchon de copulation va sans doute là aussi empêcher la perte des spermatozoïdes mais surtout servir de barrière pour empêcher toute fécondation par un autre mâle : une sorte de « ceinture de chasteté » en somme ! D’ailleurs ces acides sont accompagnés d’un peptide qui modifierait peut-être la réceptivité de la femelle à un autre mâle selon certaines expériences. Bizarrement, l’existence du bouchon prolonge la copulation mais également le transfert du sperme dans la spermathèque : Ce transfert va durer de 4 à 8 heures, alors qu’en l’absence de bouchon, il ne prendrait que 30 à 90 minutes. Ce n’est plus le souci de la descendance qui semble primer chez notre bourdon terrestre mais bien celui de l’exclusivité du mâle ! En tout cas, le résultat est assuré : la reine du bourdon terrestre n’aura qu’un seul mari !

Bigleux comme un bourdon

Notre rétine voit les couleurs comme un mélange de rouge, de vert et de bleu. Les abeilles (bourdons compris) les voient comme composées de bleu, de vert et d’ultraviolet. Elles verront le rouge (pour lequel elles n’ont pas de récepteur) comme du noir. Mais pour repérer une fleur, bien d’autres choses ont compté : la saturation de la couleur les attire bien plus que la teinte ou la luminosité, la taille et la forme de la fleur comptent beaucoup aussi, le parfum à l’atterrissage et, tout comme chez les abeilles mellifères, les grosses facultés d’apprentissage des bourdons. Voilà pourquoi on trouve les bourdons en train de butiner aussi le coquelicot ou la digitale.

Bavard comme un bourdon

On ne sait pas comment les bourdons communiquent. On a cependant remarqué à l’intérieur du nid des tas de bruits particuliers dont on ne connaît pas la signification mais qui sont bien différents des bruissements d’ailes qui servent à se défendre et à effrayer les intrus, en particulier les petits vertébrés. On dit même que l’autorité de la reine pour empêcher la ponte des vieilles ouvrières est soutenue par le son (la mère “gronderait” ! si on peut dire puisque la bestiole n’a pas de cordes vocales, bien sûr).

Le Beegroup de Würzburg a aussi observé des butineuses revenir d’un butinage particulièrement intéressant, entamer alors une véritable danse échevelée dans le nid avant de distribuer les échantillons de leur jabot (chez les abeilles mellifères, les échantillons accompagnent la danse). Mais cette danse semble sans méthode, les autres bourdons ne « suivent » pas, ni ne participent comme le font les abeilles mellifères. Par contre dès le trépignement terminé, les autres butineuses, en apparence indifférentes, viendront demander un échantillon et sitôt l’échantillon reçu, on les verra toutes partir.

A Würzburg, l’équipe de Jürgen Tautz a fait des expériences simples mais significatives en utilisant deux colonies de bourdons accolées et sommairement séparées par une partition qui laisse tantôt seulement voir, tantôt seulement entendre, tantôt aussi laisser passer les odeurs, etc. On voulait savoir jusqu’où le message d’un butineur dans une des deux colonies pouvait être perçu et agir sur l’autre colonie. Les expériences ont mis en évidence l’absence de composante visuelle, une composante peut-être sonore, mais certainement aussi une composante chimique qui n’est pas encore connue.

Bombus pascuorum sur Salvia officinalis (source : www.wildbienen.de)

Spécialisé comme un bourdon

Comme le font les abeilles mellifères, les bourdons butineurs se spécialisent selon les époques dans telle ou telle fleur dont ils maîtrisent bien les caractéristiques et la façon de les aborder. Il s’agit uniquement d’optimiser ce qu’ils apprennent au fur et à mesure des floraisons. Si la plante comporte une série de fleurs disposées tout au long d’une tige, le bourdon commence par les bas et remonte, de façon à butiner d’abord les plus anciennes qui sont les plus riches en nectar puis les plus récentes qui sont les plus riches en pollen (les parties sexuelles mâles mûrissent avant les parties femelles). Si on veut le tromper en coupant les tiges et en les suspendant à l’envers, il ne sera pas long à repérer l’erreur et à inverser sa tactique…
De plus, chaque espèce de bourdon a souvent ses préférences qui dépendent de sa morphologie (par exemple, la langue est plus ou moins longue selon les espèces). Chaque espèce semble avoir aussi des habitudes de butinage variées.

Tenace comme un bourdon

David Goulson et Jane C. Stout, deux biologistes de l’Université de Southampton ont capturé, marqué puis relâché des bourdons à des distances de 1 à 15 km de leur nid. Plus les bourdons sont relâchés loin, plus on en perd, ce qui est logique. Mais ces abeilles-là (les bourdons) arriveront à retrouver le nid jusqu’à près de 10 km. Par contre, elles mettent plus de temps qu’une abeille mellifère. Théoriquement, en ligne droite, il faudrait moins d’une heure à un bourdon en pleine vitesse pour couvrir la distance la plus longue. Or certains bourdons ont mis plusieurs jours à rentrer ! Il semble que leur méthode consiste d’abord à survivre, donc à continuer le ramassage du nectar (et sa consommation) et du pollen dans la zone où on les a lâchés jusqu’à ce qu’ils en aient reconnu un point particulier ou caractéristique qui leur permet enfin de savoir où ils sont par rapport à leur nid.

On a observé que certains bourdons qui découvrent un territoire mémorisent les points particuliers en faisant une sorte de « vol d’orientation » analogue à celui des jeunes abeilles mellifères devant la ruche mais aussi à celui des vieilles butineuses avant de quitter une nouvelle source intéressante de butin. En fait, cette pratique est aussi celle des espèces qui butinent le plus loin, comme le bourdon terrestre (un des plus aventureux en territoire urbain comme l’a montré une étude récente d’Andrew Bourke sur l’agglomération de Londres) ou le bourdon des pierres, jamais celle d’espèces peut-être moins douées en navigation comme le Bombus hortorum, pratorum ou pascuorum.

A suivre :
LES BOURDONS, DES ABEILLES PAS COMME LES NÔTRES (5e partie)
Vous pouvez aussi (re)lire :
LES BOURDONS, DES ABEILLES PAS COMME LES NÔTRES (1e partie)
LES BOURDONS, DES ABEILLES PAS COMME LES NÔTRES (2e partie)
LES BOURDONS, DES ABEILLES PAS COMME LES NÔTRES (3e partie)

Simonpierre DELORME ()

 

Article paru dans la revue Abeilles & Fleurs N°685 (Juillet/Août 2007)