Les abeilles récoltent sur les fleurs le jus sucré du nectar, pour l’énergie qu’elles vont consommer, et les protéines du pollen pour la croissance de leurs jeunes. Certaines solitaires, comme les mégachiles, y ajoutent des feuilles soigneusement coupées pour tapisser le nid qu’elles vont construire dans les cavités des bois. Les raffinées préfèrent les pétales.

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Le docteur Jerome G. Rozen (Jerry pour son équipe) est connu de nos lecteurs. Nous en avons parlé dans une précédente chronique. Curateur pour les abeilles (en fait pas seulement pour les abeilles mais pour la zoologie des invertébrés) au Muséum américain d’Histoire Naturelle (AMNH), à New-York, il est, entre autres choses, responsable de la grosse base de données qui ordonne depuis quelques années, parmi bien d’autres espèces, les 19 200 (et quelques) espèces d’abeilles identifiées, documentées, avec leur description détaillée et leurs territoires. Mais la chasse continue….

Osmia Tergestensis, une espèce proche d’Osmia Avosetta, coupe un pétale.(© J.G.ROZEN)
Osmia Tergestensis, une espèce proche d’Osmia Avosetta, coupe un pétale.
(© J.G.ROZEN, AMNH)

Ce jour-là, ils étaient tous partis au fin fond, qui, de la Turquie, qui, de l’Iran. Ils ont découvert le même jour comment une espèce rare d’Osmie, déjà connue mais jamais encore observée, tapissait ses nids souterrains : avec des pétales de fleurs ! Quel dommage qu’Omar Khayyam n’ait pu assister à la chose, lui dont on raconte qu’une des espèces rares des Roses de Damas – la variété Ispahan – a été découverte sur sa tombe !

Il y avait donc là Jerry Rozen et John S. Ascher, du Museum, Claudio Sedivy et Andreas Müller, du Polytechnikum de Zurich (l’appellation traditionnelle de l’ETH ou Eidgenossiche Technische Hochschule, une des universités les plus célèbres du monde), Christophe Praz du département d’entomologie de Cornell, dans l’état de New York et, bien sûr, pour accueillir et guider tout ça, le Turc Hikmet Özbek de l’Université Atatürk d’Erzurum et l’Iranien Alireza Monfared de l’Université de Yasouj.

Un sandwich de pétales(© J.G.ROZEN, AMNH)
Un sandwich de pétales
(© J.G.ROZEN, AMNH)

La version officielle dit que c’est par une rare coïncidence que, dans les deux sites des deux pays, les chercheurs ont découvert le même jour comment une espèce rare d’abeille construit ses nids souterrains. En effet les femelles d’Osmia (Ozbekosima) avoseta tapissent la cellule dans laquelle le couvain va se développer avec des pétales de toutes les couleurs : rose, jaune, bleu.

La nouvelle (« novitas ») a été publiée dans les American Museum Novitates de février dernier. Jerry Rozen en a profité pour rappeler que si l’abeille est le pollinisateur animal le plus important, 75% des espèces d’abeilles sont des solitaires. Une femelle va donc construire un nid, y installer des provisions dans une ou plusieurs chambres dans lesquelles elle pondra un œuf unique avant de fermer le nid. L’œuf – puis la larve – ne seront pas pour autant protégés des champignons, des virus, des parasites, des prédateurs, voire des modifications du sol : dessèchement, compactage, échauffement, etc.

Chez Osmia avosetta, le nid est proche de la surface du sol (moins de 5 cm) et se compose de une ou deux chambres. La construction du nid, gros comme une cacahuète, prend un ou deux jours. La femelle creuse, rentre par le haut, tapisse la ou les chambres d’une première couche de pétales de fleurs, apportés un à un et soigneusement pliés pour former une structure complète, un genre de cocon dont les éléments sont parfois collés avec du nectar.

Une avosetta transporte un pétale vers son nid.(© J.G.ROZEN, AMNH)
Une avosetta transporte un pétale vers son nid.
(© J.G.ROZEN, AMNH)

Elle ajoute ensuite une couche de boue humide, puis une nouvelle couche de pétales à l’intérieur, à nouveau collés entre eux et qui tapissent tout l’intérieur du nid. Elle confectionne ainsi, dans l’obscurité du trou, dit Rozen, “un sandwich de pétales de fleurs“. Puis sur le sol de la chambre, elle installe un mélange de nectar et de pollen. Ce sont les provisions qui vont permettre aux larves de grandir et de se développer et qui vont permettre à la nouvelle génération de passer l’hiver prochain avant d’éclore. Sur la surface de ce mélange, elle déposera son œuf avant de fermer la cellule soigneusement en pliant bien les pétales du sommet. Elle ajoute un petit bouchon de boue, ce qui va ajouter un peu plus d’humidité à la cellule qui va cependant durcir pour protéger l’œuf.

L'oeuf est pondu sur un lit de pollen et de nectar.(© J.G.ROZEN, AMNH)
L’oeuf est pondu sur un lit de pollen et de nectar.
(© J.G.ROZEN, AMNH)

En trois jours, cet œuf va devenir une larve qui se nourrira des réserves à sa disposition. Avant dix jours, et tandis que la structure du nid s’assèche et durcit, la larve tissera le cocon dans lequel, en tant que pupe (ou nymphe), elle entamera la très longue métamorphose qui aboutira à un insecte complet. Cet insecte complet sortira au printemps suivant seulement, soit plus de 10 mois après la ponte

. Là encore, comme chez beaucoup d’insectes, la vie larvaire est plus longue que la vie de l’imago, l’insecte parfait avec ailes, pattes, yeux, etc. qui seul pourra se reproduire. Mais selon les espèces, l’éclosion de l’insecte parfait peut se produire soit au printemps, soit juste avant l’hiver qu’il passera tout de même dans sa chambre. De fait, cette petite osmie, comme ses sœurs européennes, n’est active que deux mois seulement dans l’année.

La fine couche de boue sous les pétales (© J.G.ROZEN, AMNH)
La fine couche de boue sous les pétales
(© J.G.ROZEN, AMNH)
Nid d'Osmia avosetta (© J.G.ROZEN, AMNH)
Nid d'Osmia avosetta
(© J.G.ROZEN, AMNH)
Un nid ouvert (© J.G.ROZEN, AMNH)
Un nid ouvert
(© J.G.ROZEN, AMNH)

Quand elle a terminé son nid, elle en construit un autre à côté, comme le fond nos osmies d’Europe dans les tiges sèches, les murs de meulière ou les terrains secs, voire les bûches percées que nous mettons à leur disposition (CF. la photo dans la chronique PLUS DE CUIRASSIERS ? ENVOYEZ LES CHEVAU-LEGERS !). Elle peut ainsi bâtir une dizaine de ces nids, souvent côte à côte. Bien entendu, cette belle histoire ne se réalise pas toujours. Ainsi, il arrive qu’une petite guêpe parasite réussisse à percer le capuchon pour consommer elle-même les provisions, tuer l’œuf ou la larve de l’abeille, puis pondre son œuf à elle qui se nourrira du cadavre.

Une femelle peut construire une dizaine de nids côte-à-côte.(© J.G.ROZEN, AMNH)
Une femelle peut construire une dizaine de nids côte-à-côte.
(© J.G.ROZEN, AMNH)

Pourquoi des pétales ?

A quoi servent ces pétales, que n’utilisent pas nos abeilles maçonnes européennes ? Ce n’est pas un simple souci esthétique puisque les larves, d’ailleurs sans yeux, ne peuvent en profiter dans l’obscurité du nid. Pour l’essentiel, ces pétales servent à empêcher les réserves de se dessécher. Nous sommes au Moyen-Orient, plus sec, et non pas en Europe. Les deux couches de pétales et la boue entre ces deux couches, maintiendront un bon taux d’humidité, ce qui n’empêchera pas le bouchon extérieur de devenir aussi dur qu’une coquille de noix, protégeant ainsi la larve des prédateurs possibles, guêpes et fourmis en particulier, mais aussi du poids des animaux qui marchent sur le sol.

Dans un article précédent, nous avons parlé des autres abeilles qui concourent à la pollinisation des fruitiers durant les printemps humides et froids. On nous a demandé des noms ! Citons Osmia cornuta, l’osmie précoce rouge et noire qu’on voit sur les premières fleurs. Ensuite vient Antophora plumipes : Avec sa longue langue, l’antophore préfère les fleurs en tube profond. Enfin le célèbre bourdon des champs (Bombus pascuorum / Ackerhummel / carder bee) au thorax ébouriffé roux et le bourdon des prés (Bombus pratorum / Wiesenhummel / early bumblebee) – sont parmi les plus résistants au froid, mais c’est en général le cas de tous nos bourdons. Voir aussi les articles sur la façon dont les abeilles traversent l’hiver et la série sur les bourdons.

Trois autres espèces d’abeilles solitaires voisines utilisent des pétales. Une des photos ci-dessus montre une Osmia tergestensis en train de découper un pétale. Mais d’autres espèces utilisent aussi des pétales qu’elles vont mâcher pour les incorporer à un mélange boue-pétales dont elles feront leurs nids.

Il y a tout de même un petit mystère. La même espèce d’osmie, confrontée aux même fleurs, n’utilise pas forcément les mêmes pétales selon les terroirs : les iraniennes ne travaillent pratiquement qu’avec des pétales pourpres, tandis que les turques utilisent indifféremment pétales jaunes, roses, bleus ou pourpres. Il ne s’agit pas d’un héritage patrimonial, comme les répertoires différents – appris et transmis – des chants de rossignols selon les terroirs par exemple, puisque l’intervalle larvaire empêcherait cette transmission. Cette préférence de couleurs est-elle alors une nuance génétique ou tout autre chose ? On le saura peut-être un jour.

Jerome G. Rozen en a profité pour rappeler l’importance des abeilles, premières pollinisatrices des plantes terrestres, pour les écosystèmes. Il a rappelé qu’à côté des gros bataillons de nos mellifères, la part des abeilles solitaires ne devait pas être oubliée. Leur contribution à la biodiversité est indispensable. De plus, beaucoup d’entre elles sont inféodées à telle ou telle plante particulière.

Simonpierre DELORME ()

 

Diversité des couleurs.(© J.G.ROZEN, AMNH)
Diversité des couleurs.
(© J.G.ROZEN, AMNH)

Sources :

Une première version de cet article a été initialement publiée dans la revue Abeilles & fleurs N°718 en Juillet 2010, avec l’aimable autorisation de l’AMNH et de Jerome G. Rozen d’utiliser leurs photos.