Abeille avec transponder (© Riley&Menzel)

UN RADAR VERIFIE LA DANSE FRETILLANTE de Karl von FRISCH

Joe Riley est “Rothampsted Research Fellow”, ce qui doit être particulièrement honorable chez nos amis britanniques puisque Rothamsted Research est le plus vieux centre de recherches agricoles du Royaume-Uni (et peut-être du monde). Joe Riley est également « Leverhulme Emeritus Fellow », ce qui signifie que ses travaux bénéficient de l’aide d’une des fondations de la famille Lever. Son équipe travaille avec des radars harmoniques depuis une bonne dizaine d’années : les premiers essais ont eu lieu au Zimbabwe en 1996 dans le cadre d’un programme de lutte contre la mouche tsé-tsé. C’est aussi un autre disciple du grand Randolf Menzel, de l’Université Libre de Berlin, dont Martin Giurfa avait parlé à ses auditoires de l’UNAF et de la SCA, lors de ses conférences de 2004 et 2005 à Mende et à Paris. C’est d’ailleurs en Allemagne qu’une équipe britannique des universités de Harpenden et de Greenwich s’est déplacée pour vérifier une nouvelle fois avec les chercheurs de la FUB la théorie de Karl von Frisch sur la danse frétillante.

Les explications du Bienenfrisch (le Frisch aux abeilles), comme le surnommaient ses collègues, lui valurent le Nobel de médecine en 1973 (en même temps que Konrad Lorenz et Nikolaas Tinbergen, une reconnaissance de cette discipline nouvelle qu’était l’éthologie). Elles sont toujours regardées comme une des grandes avancées de la biologie du siècle dernier. Il est vrai que l’idée qu’un invertébré au minuscule cerveau puisse développer un système de communication plus complexe que tout ce qu’on avait jusqu’alors trouvé dans les espèces non-primates, avait de quoi déranger beaucoup de gens.

Rappelons que la butineuse qui vient de découvrir une source de nourriture nouvelle à plus de 100m du nid, exécute une danse frétillante (Schwänzeltanz, appelée aussi parfois assez improprement danse en huit), pour indiquer la direction (en azimut par rapport au soleil) et la distance à parcourir pour atteindre cette source (plus exactement peut-être, le temps à mettre pour atteindre cette source, car on a constaté que les informations tenaient compte du sens du vent et indiquaient une distance plus grande par vent debout que par vent portant !).
Si la nouvelle source de nourriture se trouve en deçà de cette distance de 100m, la butineuse se contente d’une simple danse ronde (ou danse en rond) car une recherche rapide et les odeurs suffiront aux autres butineuses pour identifier rapidement la source. La distance-frontière de 100m est approximative ; elle varie selon les cas, avec les races, les peuples, voire les environnements.

Von Frisch dans son jardin

Dans la danse frétillante, « la danseuse génère un message spécifique, abstrait et symbolique, qui décrit l’emplacement d’une nouvelle source de nourriture » et ce message est « décalé » dans le temps comme dans l’espace, par rapport à la découverte de cette source. Les nombreuses controverses qui ont suivi (elles ont été résumées par Gould et ensuite par Dyer et Seeley) ont permis de rallier peu à peu les incrédules. Les contre expériences (comme celles du mini-robot dans la ruche d’Axel Michelsen) ont aussi conforté et complété les théories de Von Frisch et parfois ouvert de nouvelles perspectives impressionnantes.

Les dernières expériences en Allemagne ont permis de mesurer comment les nouvelles recrues traduisent le code de la danse en un vol effectif vers la destination. Sur un rectangle de 1 x 2 km, à peu près plat et sans obstacle susceptible de gêner le radar harmonique, des butineuses sont entraînées sur une source de nourriture artificielle sans odeur, située à 200 m d’une ruche d’observation vitrée. On peut ainsi observer les « recrues » qui suivent la danseuse. Dès que ces recrues quittent la ruche, on leur installe un « transponder» de 10 à 12 mg, avec une antenne dotée d’un genre d’émetteur activé par le radar qui permet de renvoyer un signal individuellement identifiable. On va ainsi pouvoir suivre et enregistrer l’itinéraire de chaque recrue qu’on relâche. Les abeilles ainsi équipées volent directement, à 20km/h en moyenne, vers les abords de la source de nourriture (en gros dans un rayon de 5m) mais elles vont perdre ensuite un peu de temps pour la localiser exactement. Si on les éloigne de la ruche de 250m dans une direction quelconque avant de les relâcher, elles volent exactement là ou l’appât devrait se trouver si elles n’avaient pas été déplacées, un parallélisme qui montre bien l’exactitude de l’explication de Von Frisch.
D’ailleurs la vitesse des recrues que nous avons citée, soit 20km/h, n’est pas celle d’un vol d’exploration. Ce n’est qu’à l’arrivée près de la cible que la butineuse va descendre sa vitesse à 12 km/h environ et commencer à explorer la zone, généralement de façon circulaire et en agrandissant le cercle jusqu’à ce qu’elle ait trouvé la butin qu’elle recherche.

L’équipe de recherche a également mesuré, au moyen de divers anémomètres, la direction et le sens du vent à chaque expérience, ce qui a permis de montrer que les abeilles « compensaient » les vents de travers, c’est à dire qu’elles en tenaient compte dans leur plan de vol, en dépit du fait qu’elles volaient vers un objectif qu’elles n’avaient jamais visité auparavant !

Simonpierre DELORME ()
 

Sources :

  • RILEY Joe R., GREGGERS Uwe, SMITH A. D., REYNOLDS D. R., MENZEL Randolf (2005) : “The flight path of honeybees recruited by the waggle dance” in Nature 435, 205-207
    www.neurobiologie.fu-berlin.de
  • Joe R. RILEY :
  • RILEY Joe R., GREGGERS Uwe, SMITH A. D., REYNOLDS D, STACH S., STOLHOFF N., BRAND R., SCHAUPP F. & MENZEL Randolf (2003) : “The automatic pilot of honeybees”
    www.neurobiologie.fu-berlin.de
  • GIURFA Martin & MENZEL Randolf (2003) : “Human spatial representation derived from a honeybee compass”
    www.neurobiologie.fu-berlin.de
  • Bee World (Publication de l’International Bee Research Association), juin 2005, www.ibra.org.uk

Une première version de ce texte a été publiée dans Abeilles & fleurs N° 664 de septembre 2005.