La célèbre formule des feuilletons télévisuels américains, «Votre mission, si vous l’acceptez, sera de… etc.» est très hypocrite. Comme si les militaires, encore plus ceux des corps spéciaux, avaient jamais eu le choix d’accepter ou de refuser une mission ! Il en est de même pour les abeilles. D’ailleurs, les unes comme les autres ont rarement conscience des vrais enjeux des missions qu’on leur assigne.

Une récente chronique (Une seule bonne tête dans le tas) expliquait une des raisons pour lesquelles on cherche à comprendre comment la mémoire de l’abeille cartographie un visage humain pour le reconnaître.
Il s’agit d’en analyser et reproduire les méthodes pour les logiciels de reconnaissance automatique de physionomies dont on voudrait doter les systèmes de recherche et d’identification destinés à protéger les sites sensibles. La notion de “site sensible” étant évidemment extensible ad libitum, nous aurons alors un nouvel outil de contrôle pour le meilleur des mondes. Ce sont les deux faces de la médaille.

Nos abeilles, arme de bataille

Ce n’est pas la première fois qu’on utilise les abeilles à des objectifs militaires ou de sécurité. Déjà dans l’antiquité, on pratiquait le bombardement de l’ennemi par des poteries qui se cassaient à l’arrivée pour libérer une colonie d’insectes furieux et piqueurs (frelons et guêpes, voire abeilles). La tradition n’est pas perdue d’ailleurs puisque certains syndicalistes apicoles l’ont réutilisée il y a quelques années dans un ministère parisien (les colonies utilisées à l’époque furent récupérées par les pompiers du 13ème arrondissement de Paris et elles donnent un excellent miel). A la même époque, on avait également beaucoup parlé de ces abeilles « renifleuses, » dressées à reconnaître l’odeur de tel ou tel explosif, et qu’on voulait utiliser contre les mines terrestres.

Les mines terrestres : un chef d’œuvre de technologie

Parmi les prédateurs non sélectifs développés par l’espèce humaine, les mines terrestres sont un merveilleux petit outil : elles ne coûtent presque rien, elles sont faciles à transporter et à poser (même automatiquement d’un camion ou d’un hélicoptère), mais une fois installées, elles seront particulièrement difficiles à détecter et à désamorcer ! Longtemps après la fin des guerres (justes, forcément justes !) qui auront fourni un prétexte pour les poser, longtemps après la retraite des dirigeants, présidents interventionnistes “humanitaires”, liders maximos et autres pères du peuple ou héros de la révolution qui les auront fait poser, elles continueront à tuer sans discrimination tout ce qui passera.
Si on oublie provisoirement les mines anti-tank pour ne parler que des modèles anti-personnel, voici quelques évaluations : 120 millions de mines à repérer et détruire, dans 62 pays (l’Afghanistan est en tête, suivi par l’Angola, la Bosnie et le Cambodge), qui tuent ou mutilent 70 personnes chaque jour, dont plus de la moitié de civils. Des dizaines de milliers de démineurs travaillent en permanence (dont beaucoup de Français en Orient et en Extrême Orient mais aussi en Afrique) et arrivent à neutraliser environ 100 000 mines par an… alors que les nouvelles guerres en reposent entre un et trois millions chaque année, de plus en plus petites, efficaces, légères et en plastique indétectable par les vieux détecteurs de métaux.

Les animaux démineurs

La solution consistant à utiliser des animaux spécialement dressés s’imposait à cause du poids relativement léger des animaux.
Le projet initial développé par l’Agence américaine pour les projets de recherche avancée en matière de défense (DARPA) s’appelait d’ailleurs le « Dog Nose Project » : le projet « truffe de chien ». Très vite cependant, on a laissé de côté les malheureuses bêtes pour des développements plus sophistiqués et des « nez » plus artificiels.

Premiers essais avec les abeilles : une logistique trop lourde

Les tentatives d’utilisation des abeilles préconisées par l’Université du Montana ont beaucoup intéressé les scientifiques et les militaires et la DARPA avait débloqué de gros crédits. Au départ, il s’agissait d’installer des ruches en bordure de zones douteuses et d’analyser les pollens, nectars et même les poussières que la fourrure des butineuses ramasse un peu par électricité statique. Dans certains cas, une simple lampe UV à l’entrée de la ruche aurait permis de repérer la présence de certains gaz dégagés par certains explosifs particuliers. Restait encore à savoir d’où revenait la butineuse en question ! On a aussi envisagé d’autres insectes comme certains papillons ou certaines mites. Dans tous ces cas, on prévoyait de dresser les insectes en associant dans leur mémoire l’idée de nourriture avec celle d’un dégagement gazeux particulier correspondant à un explosif particulier, en particulier le RDX ou le TNT. Cependant la logistique qu’il fallait mettre au service des abeilles était trop lourde. Il fallait pouvoir détecter à distance et localiser très précisément l’hésitation et les mouvements des butineuses qu’on avait dressées à réagir à l’odeur particulière de l’explosif. Les points forts de l’abeille dans cette utilisation étaient la finesse de son odorat, capable de détecter des concentrations infinitésimales de ces vapeurs (quelques milliardièmes ou ppm) et le fait qu’elle travaille en bandes nombreuses. Les points faibles : le fait qu’elle ne travaille pas la nuit ni par mauvais temps et surtout la nécessité d’une installation de suivi très précis avec radars et transponders (voir Un radar vérifie la danse frétillante de Karl von Frisch) dans des zones parfois très « rustiques ». La courte durée de vie n’est pas un problème car il faut moins de deux heures pour « dresser » les butineuses à reconnaître et rechercher la vapeur en question.
Rapidement d’autres méthodes ont été utilisés et, dans des pays comme la Tanzanie par exemple, on utilise actuellement avec succès des rats contre les mines. Le dressage est plus long mais l’animal vivra plus longtemps et il travaille de façon autonome avec beaucoup d’efficacité. Voir documentation en fin d’article.
L’obsession sécuritaire qui a saisi les États-Unis depuis le 11 septembre 2001, l’impensable masse de crédits alloués à la R&D dans ce domaine, ont permis d’autres développements passionnants. Ainsi June Medford, de l’université du Colorado, a développé des plantes qui changent (provisoirement) de couleur quand certaines odeurs sont présentes. Le processus est encore long (3 heures) mais on devrait pouvoir le raccourcir sérieusement.

La boîte à abeilles sentinelles

D’autres agences américaines dont l’Autorité de l’aviation fédérale (FAA) ou encore les Douanes, ont cependant continué sur la voie d’origine. Elles ont ainsi développé des boites qu’on installe dans les aéroports au passage des bagages et des voyageurs. Dans ces boites, des abeilles spécialement entraînées vont réagir à certaines vapeurs indétectables par un nez humain. En Grande Bretagne, une société judicieusement appelée Inscentinel a ainsi développé une « Buzz Box. » Les abeilles sont très facilement dressées à détecter les traces les plus infimes de vapeurs de TNT ou de Semtex, mais aussi de diverses drogues, voire de cancers en développement. Les boîtes sont étalonnées en continu grâce à l’enregistrement permanent des réactions et de l’activité des insectes.

Enfin vint la guêpe braconide !

<em>Microplitis croceipes</em>Depuis une demi-douzaine d’années, grâce aux travaux de Lewis et Rain de l’université de Georgie, les abeilles de départ ont été remplacées par un type de petite guêpe parasite sans aiguillon (Microplitis croceipes) de l’immense famille des Braconidae, qu’on utilise également dans des tas d’autres applications (dont là encore la détection des cancers). La boîte américaine (Wasp Hound) fait environ 40 cm, elle coûte moins de 100 euros et contient 5 guêpes qui vont réagir immédiatement à une concentration de 4 milliardièmes (4 ppb) de la vapeur suspecte en se rassemblant sur la grille de ventilation. L’ordinateur auquel elle est reliée indiquera toute réaction des insectes.
On le sait, les senseurs olfactifs que les guêpes ont sur leurs antennes leur permettent de trouver plus facilement non seulement leur partenaire à l’époque de la reproduction mais aussi la chenille que la guêpe femelle va parasiter en y implantant son œuf. La plante attaquée par la chenille aura dégagé un signal, une odeur d’alerte, un S.O.S. chimique, qui attirera la guêpe. Un insecte – une guêpe – peut repérer des odeurs à des concentrations de quatre parties par milliards (4 ppb). Certaines espèces pourraient parfois réagir à une partie par mille milliards ou, si l’on préfère, à des concentrations cent mille fois plus faibles que celles auxquelles sont sensibles les nez électroniques !
Les guêpes sont bon marché et jetables. Les dresser coûte quelques sous et quelques minutes : un peu d’eau sucrée associé à l’odeur-cible pendant 10 secondes, une pause de 30 secondes, puis la répétition du processus, c’est parti ! Voilà nos limiers dressés à repérer cette seule odeur. Encore une fois, c’est beaucoup moins cher que le chien (pour ne pas parler des gadgets électroniques).

D’autres utilisations sont en développement

Ce n’est pas non plus la première fois qu’on utilise des guêpes là où l’humain ne sait pas faire. On peut relire l’article Des (micro)guêpes pour sauver un Cranach.
En ce qui concerne notre Wasp Hound, les services de recherche du ministère étatsunien de l’agriculture (USDA) ont collaboré aux développements de l’outil qu’on entend pouvoir utiliser non seulement pour les portiques d’aéroport (contre les explosifs) mais également pour le contrôle et le dépistage des maladies et des ravageurs dans les récoltes, le dépistage également et le suivi des maladies humaines (et en particulier du cancer), voire la recherche des mines terrestres.
Voila nos guêpes enrôlées elles aussi : “Microplitis 008, votre mission….

Simonpierre DELORME   ()

Sources :

  • USA Today (28 décembre 2005) : “Scientists recruit wasps for war on terror” (www.usatoday.com/)
  • Discoveries Breakthroughs inside Science (1er juillet 2006) : “Wasps: Man’s New Best Friend ! – Entomologists train insects to act as sniffing dogs” (www.aip.org/dbis/)
  • National Geographic News (27 octobre 2005) -Adrianna Appel : “Drug sniffing Wasps may sting crooks” (news.nationalgeographic.com/)

Compléments:

N.B. : ABEILLON
Un abeillon, ce devrait être une petite abeille, comme un cadron est un petit cadre, un marmiton une petite marmite (il faut réécouter Aristide Bruant et se rappeler que le mot marmite a bien des sens) ou un bouvillon un petit bœuf. Et un bataillon une petite bataille ? Hé bien oui, parce qu’au Moyen Âge on appelait aussi « batailles » les différentes parties d’une armée disposée en formation de combat.
En fait, abeillon (“petit d’abeille”) est un vieux mot pour désigner un essaim. Ce qui incite à penser que le mot abeille a parfois désigné toute la colonie et pas seulement l’insecte isolé. Le super-organisme était peut-être déjà dans les têtes avant qu’il ne soit théorétisé.

Une première version de ce texte a été publiée dans Abeilles & fleurs N° 675 de septembre 2006