DIEU SAUVE LA REINE ! (les hydrocarbures cuticulaires 1/2)

Les hydrocarbures cuticulaires – 1ère partie

Quand un citoyen britannique, traversant Londres, passe devant le Palais de Buckingham, un simple coup d’œil suffit à l’informer : si le Royal Standard, le pavillon personnel de la Reine d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande du Nord, flotte fièrement, c’est que la Reine est là, présente en son palais. Le citoyen rassuré peut poursuivre sa route et le Royaume Uni continuer sa marche. C’est ainsi que Madeleine Beekman commence une petite synthèse publiée il y a deux ans, que nous allons tâcher de résumer.

Dans une colonie d’abeilles mellifères normale, donc avec une reine (« queenright » disent les Anglo-Saxons), les phéromones royales ont le même effet sur la foule des ouvrières que le Royal Standard flottant sur Buckingham est censé en avoir sur les Londoniens. L’ordre règne (car les phéromones mandibulaires royales empêchent les plus vieilles ouvrières de pondre), chacun peut et doit continuer sa tâche.

Si la reine d’une colonie d’abeilles disparaît, les ouvrières vont rapidement remarquer son absence. La communication chimique atteindra rapidement toute la ruche : l’absence de phéromones royales indiquera qu’il est urgent de prévoir une “reine de sauveté” dans des cellules royales improvisées. Si ce n’est pas possible, la colonie restée sans reine (« queenless ») verra quelques unes des plus vieilles ouvrières se mettre à pondre (puisque les phéromones royales ne les en empêchent plus) mais leurs œufs non fertilisés donneront uniquement des mâles et la ruche devenue ainsi « bourdonneuse » s’éteindra à terme, faute de bras.

Ouvrière de Camponotus floridanus © Wikipedia Commons

Mais que va-t-il se passer si la société devient gigantesque, si la reine est trop loin pour qu’on en perçoive la présence ? (L’empire britannique aussi a connu ce problème dans son histoire). Certains insectes eusociaux ont trouvé une solution. Annett Endler et Jürgen Liebig, du Biozentrum de l’université de Würzburg, ont étudié le cas d’un autre hyménoptère, la fourmi Camponotus floridanus. Non seulement ses colonies montent facilement à 10 000 ouvrières, mais des nids annexes vont se créer à distance du nid principal. Or les ouvrières de ces fourmilières « filiales » ne font aucune tentative pour pondre. Comment savent elle que la reine est là, et bien là, dans la fourmilière d’origine ? La réponse est simple : certaines ouvrières transportent régulièrement, du nid principal vers chacun des nids annexes, des éléments de couvain : œufs, larves, cocons, et parmi ces éléments de couvain, des œufs fraîchement pondus par la reine. Ce sont eux seuls, et les marqueurs royaux qu’ils portent, qui servent à indiquer, à garantir même, que tout continue comme il se doit. Si on les enlève, si on ne permet l’accès qu’à des larves ou des cocons de nymphes, le nid annexe victime de ce blocus va se croire orphelin et certaines ouvrières commenceront à pondre. Si on remet dans le même nid annexe des œufs fraîchement pondus de la reine, les ouvrières restées stériles vont immédiatement commencer à détruire les autres œufs que leurs sœurs ouvrières avaient pondus ! Une analyse chimique permet de vérifier que la surface des œufs royaux contient un mélange d’hydrocarbures très semblable à celui qui se trouve sur le corps même de la reine. On peut vérifier que l’ajout artificiel de ce mélange aux œufs des ouvrières « pondeuses » empêchera les autres ouvrières de les détruire.

Comme chez bien des insectes, les substances grasses qu’on trouve sur la surface dorsale de l’abdomen, protègent la cuticule des abeilles mellifères et l’empêchent de se dessécher. Elles ont une composition parfois très complexe, peut-être parce qu’elles servent aussi à communiquer aux moyens de signaux chimiques. Parmi les divers composants de ces substances, certains complexes particuliers, certains hydrocarbures (et eux seuls, semble-t-il) permettent d’abord aux membres du même nid de se reconnaître entre eux et de repérer ainsi les étrangers, et pas seulement chez nos abeilles. Ils devraient donc être homogènes à l’intérieur d’un même peuple mais ce n’est pas totalement le cas car leur fonction discriminante va plus loin : Sur les jeunes reines vierges, ces produits sont encore différents et ce sont eux qui leur permettent de se retrouver dans l’obscurité de la ruche pour les duels d’après éclosion. Enfin, dans la version « complète » (le mot n’est pas exact mais on nous le pardonnera), ces substances servent aussi aux reines de nombreux hyménoptères pour signaler leur état de fertilité et gagner ainsi le respect de leurs peuples. On appellera donc ces derniers des hydrocarbures cuticulaires royaux et ils serviront aussi à marquer les œufs royaux. En fait, Jürgen Liebig a identifié plus de 30 composants différents dans le mélange qu’on retrouve sur les œufs, dont 15 en provenance de la Reine. Lorsque certaines ouvrières se mettent à pondre, leurs hydrocarbures cuticulaires vont eux aussi se transformer et eux aussi servir à marquer les œufs pondus par les ouvrières. Mais ils resteront tout de même différents des vrais hydrocarbures cuticulaires royaux et, en présence des deux types, les ouvrières sauront dans la quasi-totalité des cas faire la discrimination nécessaire. Signalons pour mémoire qu’on retrouve aussi certains hydrocarbures, sans doute plus simples, dans les cires que les ouvrières ont sécrétées et bâties.

Chez la fourmi de Jürgen Liebig, comme chez nos abeilles mellifères, les ouvrières vont tranquillement manger les œufs pondus par leurs sœurs qui n’ont pas ce marquage royal. Seul le dépôt (par l’expérimentateur bien sur) d’un marquage royal sur les œufs d’ouvrières va limiter – mais pas entièrement d’ailleurs – ce cannibalisme nettoyeur (les Anglo-Saxons parlent de policing). Le britannique Francis Ratnieks avait, le premier, théorisé l’existence de ce nettoyage sélectif et vérifié son existence chez nos abeilles mellifères.
Dans sa synthèse, Madeleine Beekman rappelle que, si on a longtemps cherché ce marquage royal dans la glande de Dufour ou divers esters, les scientifiques s’orientent maintenant vers un signal plus fiable (« honest ») d’origine ovarienne. Plus fiable car il ne peut être imité qu’imparfaitement par les ouvrières. Il s’agit bien d’une marque royale.

Deux anecdotes pour terminer cet article sur le marquage royal et qui avait commencé par une mention du pavillon personnel de la Reine des Grands Bretons. Dans l’usage de certains yacht-clubs américains, un pavillon rouge portant une hatchet (hache de guerre indienne) signifiait naguère que la maîtresse de maison avait également embarqué et que le skipper n’y était donc plus vraiment seul maître à bord après Dieu… tandis que dans les « carrés » des navires de la Royal Navy, la marine de guerre britannique, au moment des repas de gala, lorsqu’on boit à la santé de la Reine (« Gentlemen ! The Queen ! ») … on ne se lève pas pour autant ! En souvenir d’un accident mortel causé par un plafond trop bas il y a plusieurs siècles, les carrés britanniques sont le seul endroit du Royaume Uni où l’on reste assis pour boire à la santé du souverain. Naval tradition ! et tant pis pour cette vieille canaille de Winston.

Dominique Simonpierre DELORME   ()

 

Sources

  • BEEKMAN (Madeleine) : Is Her Majesty at home ? Trends in ecology & evolution vol. 19, n°1, 505-506 (Elsevier, Oxford 2004,)
  • BARRON (Andrew B.), OLDROYD (Benjamin P.), RATNIEKS (Francis L.W.). Worker reproduction in honey-bees (Apis) and the anarchic syndrome: a review. Behavioral Ecoogy and Sociobiology vol. 50 pp. 199-208 (Springer, Heidelberg 2001)
  • Communiqué de presse n°011/2004 de la Bayerische Julius-Maximilians-Universitât Würzburg : Neue Erkenntnis über Ameisenkolonien :Eier der Königin machen Untertaninnen unfruchtbar (2 mars 2004) – www.uni-wuerzburg.de/presse/mitteilungen
  • ENDLER (Annett), LIEBIG (Jürgen) Liebig, SCHMITT (Thomas), PARKER (Jane), JONES (Graeme), SCHREIER (Peter) & HÖLLDOBLER (Bert) : “Surface hydrocarbons of queen eggs regulate worker reproduction in a social insect”, PNAS, 2 Mars 2004, vol. 101, n°9, pp 2945-2950.

Compléments

Lire aussi la seconde chronique consacrée aux hydrocarbures cuticulaires : “Tu n’es pas de mon clan, je le sens !“.

Article paru dans la revue Abeilles & Fleurs N°701.