(© Marlon B van der Linde)

L’ABEILLE DU CAP : UNE FAUSSE BONNE IDÉE

Chez les abeilles mellifères, la reine est la seule femelle reproductrice de tout un peuple, le maillon essentiel. Si elle disparaît, la survie de la colonie n’est pas assurée d’entrée de jeu. Ni la création de cellules royales avant le départ de la reine par essaimage, ni l’élevage d’une reine de sauveté après disparition accidentelle de la reine, n’assurent au peuple survivant une sécurité totale. Le combat des nouvelles reines écloses serait censé laisser une seule survivante et cette unique future reine devra encore affronter les dangers d’un vol nuptial. Si la reine se fait gober en route par une mésange, si elle revient insuffisamment fécondée parce qu’il y a de moins en moins d’abeilles dans la région et que, comme dans d’autres espèces (dont la nôtre !) les mâles et leurs spermatozoïdes ne sont plus ce qu’ils étaient, s’il lui faut repartir pour d’autres vols nuptiaux, si … L’avenir d’une colonie est toujours problématique !

Dans la pratique, l’apiculteur évite les essaimages, dirige la division des colonies, introduit de nouvelles reines jeunes avant que le besoin ne se fasse sentir, bref il minimise les risques. Même la supersédure, le remplacement automatique de la reine par son peuple sans essaimage, s’il est parfois un coup de chance pour l’apiculteur, ne sera pas vraiment un de ses objectifs dans la conduite de ses colonies. Nos abeilles sont bien aujourd’hui des abeilles domestiques et leur élevage est souvent très organisé.

Cela ne veut pas dire pour autant que les abeilles ne « balisent » pas toutes seules. Les peuples vont parfois développer telle ou telle sécurité supplémentaire pour maximiser leur survie : ici, on verra la colonie garder longtemps la vieille reine même après la fécondation d’une jeune ; là, on découvrira la présence et la cohabitation de deux reines adultes fécondées ; là encore, on constatera la survie de plusieurs reines vierges qui resteront tapies dans leurs cellules royales après l’éclosion et avant le retour de son vol de fécondation de la première éclose, parfois même au delà… La chance de rencontrer un de ces cas inhabituels est faible mais ils existent. S’agit-il de limiter les dégâts toujours possibles ?

La disparition de la reine a d’autres conséquences. Jusque là, les ouvrières de nos abeilles à miel (qui sont des femelles non fécondées) ne pouvaient en général pas pondre. Dans un peuple normal – les anglo-saxons disent « a queenright colony » – le développement de leurs ovaires est inhibé par la combinaison de phéromones émises par la reine avec d’autres phéromones émises par le couvain non operculé. Or si ce peuple perd sa reine, l’inhibition disparaît. Les ouvrières, quoique non fécondées, vont pouvoir pondre à leur tour.

Ce type de reproduction s’appelle parthénogénèse (du grec parthenos : vierge, et genesis : naissance). Cette possibilité, qui existe dans plusieurs espèces, est en général une parthénogénèse thélytoque : les femelles non fécondées donnent de nouvelles femelles qui pourront un jour être fécondées normalement par des mâles et redonner mâles et femelles. Mais chez nos abeilles domestiques, c’est l’inverse : les œufs pondus par des femelles non fécondées donneront des mâles. C’est la parthénogénèse arrhénotoque. La colonie devient bourdonneuse.

African honey bee

Dans un petit coin d’Afrique du Sud, l’abeille du Cap de Bonne Espérance (Apis mellifera capensis Escholtz) fait les choses différemment. A une époque où elle était isolée, elle a choisi une stratégie inverse de celle des autres abeilles mellifères. Quand la reine de l’abeille du Cap disparaît, la colonie ne devient pas bourdonneuse. Ces ouvrières qui commencent à pondre, après la disparition des phéromones royales, vont pondre uniquement de nouvelles femelles (et non des mâles). Bien que non fécondées, elles peuvent produire des œufs diploïdes (avec double ensemble de chromosomes mais pourtant non fertilisés) qui donneront de nouvelles femelles, au lieu de donner des faux bourdons, comme le feraient les œufs haploïdes (eux aussi non fertilisés et avec un simple ensemble de chromosomes) de nos ouvrières européennes ou des autres races africaines. Puisque ces œufs diploïdes ont le complément complet de chromosomes, la nouvelle ouvrière aura exactement les mêmes gênes que sa mère dont elle sera le clone (en reproduction normale, la moitié des chromosomes est apportée par le père). On est revenu à la parthénogénèse thélytoque. Pourquoi l’évolution a t-elle développé la thélytokie plus ici qu’ailleurs (car elle peut exister parfois, mais toujours de façon très marginale, dans toutes les races d’Apis mellifera), on n’en sait trop rien.

Apis mellifera capensis (© blogs.mail.ru/mail/zoya_n12)

Ce n’est pas l’ensemble des ouvrières qui va pondre, après la disparition de la reine mais seulement quelques dominantes. Ces nouvelles pondeuses auront la particularité d’émettre à leur tour des phéromones « royales » qui vont leur permettre d’agir comme des « pseudo-reines » et de contrôler leurs sœurs. Les peuples dotés de ces « pseudo-reines » vont pouvoir survivre un peu plus longtemps et revenir parfois à la situation normale avec une vraie reine fécondée par plusieurs faux-bourdons.

Est-ce vraiment une si bonne idée ? Pas sûr ! Si l’abeille du Cap occupait au départ une zone limitée, le reste du territoire sud-africain est peuplé d’abeilles africaines (Apis mellifera scutellata) bien connues pour leur capacités de défense mais aussi de conquête. Cette abeille africaine (cf « Allez Rex, attaque ! » dans Abeilles et fleurs n°666 de novembre 2005), introduite au Brésil en 1957, a envahi rapidement les deux continents américains, et produit ces métis que la presse a appelé les abeilles tueuses. La logique aurait voulu que, lors de la mise au contact, l’abeille du Cap se fasse rapidement « bouffer », et il y a seulement 20 ans, on pensait que la scutellata allait submerger et éliminer la capensis. Au lieu de cela, dès que les apiculteurs transhumants ont déplacé des colonies d’abeilles du Cap, les ouvrières de cette dernière ont réussi à parasiter les colonies de la scutellata. La capensis a rapidement vu son statut supposé d’espèce menacée se transformer en celui bien réel de cancer social !

Apis mellifera scutellata (Source : Wikipedia)

Dès l’introduction de ruches de capensis dans la zone des africaines, la situation est devenue critique pour les africaines : disparition des reines, couvains irréguliers avec présence de plusieurs œufs dans une même cellule, effondrement du butinage, du nettoyage, apparitions de batailles à l’intérieur de la ruche, etc. Pour finir, près de la moitié des colonies africaines a disparu en quelques mois.
Madeleine Beekman, une biologiste néerlandaise de l’université de Wageningen (qui travaille maintenant en Australie), avait remarqué, avec deux chercheurs néerlandais Johan Calis et Willem Jan Boot, que les pondeuses du Cap pouvaient, elles-aussi, envoyer de petits essaims d’ouvrières s’introduire dans les ruches étrangères. C’est ce qui s’est passé en Afrique du Sud. Dans les ruches de scutellata envahies, les ovaires des capensis vont pouvoir se développer malgré la présence de la reine africaine, et les envahisseuses vont commencer à se reproduire. Ces nouvelles pondeuses sont alors doublement parasites. Elles pondent dans une colonie qui n’est pas la leur et qui possède déjà une reine et de plus, les œufs qu’elles pondent ne seront pas détruits par les ouvrières indigènes. Pire, les larves de capensis émettent des phéromones qui vont leur assurer, de la part des ouvrières envahies, un traitement « royal » et la nourriture correspondante. La colonie soumise nourrira ces futures « pseudo-reines » qui ne butinent pas mais pondront à leur tour. La reine légitime de la colonie sera négligée au profit des nouvelles arrivantes et finalement tuée. Si une pseudo-reine capensis se fait féconder rapidement et devient une vraie reine, elle pourra peut-être régner sur une ruche dont la race a changé mais, dans la plupart des cas, le déséquilibre va simplement s’accentuer entre toutes les pseudo-reines qui pondent et se multiplient (mais qui ne butinent pas et ne soignent même pas leur couvain), et les butineuses africaines restantes. La colonie, qui n’a pu contrôler la croissance de ses parasites, va s’affamer et se détruire.

Toutes les races d’Apis mellifera peuvent parfois pondre des œufs diploïdes et pratiquer la thélytokie mais c’est extrêmement marginal. Seule la capensis, à l’inverse de toutes les autres, a généralisé cette thélytokie. Cette spécificité qui fonctionnait dans un petit territoire clos, s’est révélée incompatible avec le reste du monde. Pour l’apiculture sud-africaine, qui repose essentiellement sur la scutellata, la diffusion de la capensis hors de son petit territoire d’origine est un désastre. Le gouvernement sud–africain a dû prendre des mesures pour tenter d’isoler les deux races et maintenir pour chacune un conservatoire bien distinct. C’est loin d’être facile avec deux races très semblables d’apparence. C’est encore plus difficile dans un pays dans lequel l’apiculture n’est que peu (voire pas du tout) organisée et réglementée.

Voilà un bel exemple d’introduction irréfléchie et catastrophique. Pourtant aujourd’hui, d’autres apprentis sorciers envisagent sérieusement l’utilisation de la capensis pour réduire la prolifération des abeilles africanisées dans les Amériques.

Des conclusions ? D’abord que les financiers ont raison de dire que « la mauvaise monnaie chasse la bonne ». Ensuite que nous avons bien de la chance avec nos abeilles à nous. Comme le disait Laetitia Ramolino à son fils qui avait réussi sur le continent : « Pourvou qué ça doure ! »

Simonpierre DELORME   ()

 

Sources :

  • BEEKMAN, Madeleine, Johan N. M. CALIS, Willem Jan BOOT (2000). “Insect behaviour : Parasitic honeybees get royal treatment”, Nature, N°404, 723 (13 April 2000).
  • Zoologie : Putsch im Bienenstock, GEO-Magazin (N° 8-2000)
  • MARTIN, Stephen J., Madeleine BEEKMAN, Theresa C. WOSSLER, Francis L. W. RATNIEKS (2002). “Parasitic Cape honeybee workers, Apis mellifera capensis, evade policing”, Nature, N°415, pp 163-165 (10 Jan 2002).
  • “The Cape honeybee (Apis mellifera capensis). From laying workers to social parasites”, Apidologie Vol. 33 N°2 (Numéro spécial Mars-Avril 2002)
  • NEUMANN, Peter, Robin F. A. MORIT (2002). “Anarchie im Bienenstaat – Capensis Kalamität beeinträchtigt Imkerei im Norden Südafrikas”, Scientia Halensis Wissenschaftsjournal der Martin-Luther-Universität Halle-Wittenberg (Ausgabe 4/2002). www.biologie.uni-halle.de
  • MORITZ, Robin, Jochen PFLUGFELDER, Robin CREWE (2003). “Lethal fighting between honeybe queens and parasitic workers(Apis mellifera)”, Naturwissenschaften 90: 378-381 (2003) Springer Verlag online.
  • Madeleine Beekman :
  • Prof. Dr. Robin F. A. Moritz, tél. : ++49/345-55 26223,
  • Dr. Peter Neumann, tél. : ++49/345-55 26389,
  • Prof. Robin M. Crewe, tél. : +27-12-420 3896,
  • Lors du 52ème colloque annuel de l’Institut apicole de l’université de Halle (Saxe-Anhalt), à la journée de la section allemande de l’UIEIS (16 mars 2005), le Pr. Dr Robin M. Crewe (Pretoria) a fait une communication sur “Social parasitism, lotteries and worker reproduction in honeybees”.
Article paru dans la revue Abeilles & Fleurs N°xxx (Décembre 2005)