COMMENT SE FABRIQUE UN INSECTE SOCIAL

Edward O. Wilson est un nom célèbre dans le monde des spécialistes de l’évolution. Le père de la sociobiologie, aujourd’hui à l’université de Harvard, est aussi celui qui a, sinon inventé, au moins popularisé le mot de biodiversité.
Dans le numéro spécial de Nature consacré à la publication du génome d’Apis mellifera (voir Abeilles & fleurs n° 677 de novembre 2006), Edward O. Wilson commente les avancées annoncées : « Le génome nouvellement séquencé réfléchit bien les profonds changements biologiques qui ont propulsé l’abeille mellifère à un état avancé d’organisation sociale. L’étude de l’espèce peut maintenant se faire tout au long du cheminement de la molécule à la colonie
Selon lui, s’il fallait classer les organismes sociaux de notre terre, ce classement pourrait s’organiser selon 3 critères : la complexité de la communication, la division du travail et l’intensité de l’intégration au groupe. Le choix de ces critères permet de dégager trois « pinacles » de l’évolution : l’humanité, les siphonophores des grands fonds marins (une colonie planctonique d’individus attachés l’un à l’autre et armés de tentacules flottantes et dont on pense que chaque individu a un rôle précis au sein de la colonie. La colonie peut atteindre 40 m de long) et enfin un choix de diverses espèces d’insectes eusociaux tels que les fourmis coupeuses de feuilles, les termites, l’abeille mellifère et quelques autres. Étonnant, non ? Quel dommage d’ailleurs que nous ayons si peu de contacts avec les siphonophores !
« Une énigme saute aux yeux. » commence Wilson. « Comment de minuscules créatures comme les ouvrières de la ruche dont le cerveau compte un million de fois moins de neurones que le nôtre, sont elles capables de remplir des taches aussi diverses et de les intégrer en un tout harmonieux ? » Depuis « le premier ouvrage de l’ère moderne consacré aux abeilles, Monarchie féminine de Charles Butler en 1609 », un flot de découvertes a suivi, au double niveau de l’organisme et de la colonie, justifiant ainsi la remarque de Karl von Frisch qui disait que pour les scientifiques, « la vie des abeilles est une puits merveilleux ; plus on en tire, plus il en reste à tirer. »
On connaît l’abeille pour ses capacités à faire du miel et à polliniser mais sa caractéristique la plus célèbre est encore et toujours la fameuse danse frétillante (waggle dance, Schwänzeltanz). Les butineuses de retour à la ruche et dont la recherche (d’une source de nourriture ou d’un nouveau site pour le nid) a été couronnée de succès, décrivent des huits sur la surface verticale des rayons. Le segment central de leur corps représente symboliquement la direction du vol à entreprendre vers l’extérieur. Cette danse frétillante indique la direction de la cible par rapport au soleil et également la distance à parcourir à partir de la ruche (ou plutôt la durée pour y parvenir, puisque cette indication de distance tiendra compte de difficultés éventuelles : vent contraire, montagne, etc.). Les bourdonnements, les vibrations, les odeurs, complètent le message. Si la cible est toute proche du nid, des « danses rondes » en cercle remplaceront la danse frétillante complète pour informer les autres habitantes de la ruche.
Ces dernières années, la recherche a révélé d’autres réalisations en matière de danse. Si les butineuses de retour à la ruche pour y décharger leur moisson, découvrent beaucoup d’ouvrières oisives lors de cette opération, elles entameront une « danse secouée » (shaking dance) qui attirera les ouvrières inoccupées que l’on enverra « au charbon » à l’extérieur. Si c’est l’inverse qui se produit, et que les butineuses ont du mal à trouver des ouvrières pour leur remettre leur butin, une « danse frissonnante » (tremble dance) incitera des ouvrières supplémentaires à accourir au secours des butineuses pour les aider dans la remise du butin.
« Terpsichore n’est pas seule à servir de muse aux abeilles, » rappelle Wilson, « elles utilisent aussi des phéromones. »
Secrétées par diverses glandes sur le corps des abeilles, ces substances chimiques lanceront l’alarme dans le peuple, ou appelleront à l’aide des ouvrières, discrimineront abeilles de la colonie et abeilles étrangères, permettront de les identifier selon leur genre, leur caste, leur age. Au fur et à mesure que l’ouvrière parcourt l’éventail de sa vie d’adulte, durant 40 jours environ en saison, ces glandes vont grossir puis se résorber selon des séquences qui coïncident avec son rôle social du moment, comme l’a montré Thomas Seeley. Selon les besoins de la colonie, la progression de ces séquences pourra s’accélérer ou revenir en arrière. En même temps que la travailleuse passe d’une spécialité à une autre; sa réceptivité aux signaux correspondants augmente ou diminue, comme l’a montré Martin Lindauer.
En finale, les ouvrières ont une extraordinaire capacité de mémoire. Elles apprennent l’odeur de leur colonie, elles savent utiliser dans leurs vols de butinage, aussi bien les repères du paysage que les instructions données par leurs consœurs. Elles sauront retenir jusqu’à cinq emplacements de butin, ainsi que le moment de la journée où chaque zone est la plus productive (Rösch, Von Frisch).
Les décodeurs du génome de l’abeille ont commencé le traitement de ces traits sociaux remarquables au niveau génétique moléculaire (voir l’article de Chris Gunter dans la même livraison et son commentaire sur ce blog : “Faiblesse génétique de l’abeille face aux pesticides“). Grâce aux travaux de générations de chercheurs antérieurs, ils avaient déjà conscience que virtuellement tous les systèmes biologiques ont été modifiés au moins en partie. Une première lecture du génome révèle, mais ce n’est pas une surprise, que certains des gènes ont été modifiés par rapport à des précurseurs très anciens. Ainsi le cluster qui prescrit aujourd’hui la gelée royale, cluster utilisé pour la détermination des castes et la production d’une reine, regroupe la descendance d’un gène pro géniteur unique qui codait un membre de la famille des protéines jaunes. D’autres, dont ceux qui programment la chemoréception et la gestion de la nourriture, semblent inclure des innovations qui ont évolué depuis que le lignage de l’abeille s’est séparé de celui d’autres insectes.
Cette séquence d’ADN est un pas cardinal vers la réponse à une question fondamentale de l’évolution sociale : A partir de quoi, au niveau du génome, fabrique t on un insecte évolué vivant en colonies ? L’avancée de ce travail amènera bientôt une seconde question tout aussi importante : Quels sont les composants essentiels permettant de fabriquer une espèce eusociale d’insectes. (Une colonie eusociale regroupe des membres appartenant à plusieurs générations successives divisées entre castes des reproducteurs et castes des ouvrières qui s’occupent de l’éducation des jeunes). Heureusement, se réjouit Edward O. Wilson, on pourra rassembler beaucoup d’informations à ce sujet car, parmi le quelques 19 000 espèces d’abeilles actuellement vivantes et connues, certaines sont solitaires mais proches du seuil de la socialité, d’autres l’ont a peine franchi, certaines sont redescendues au stade solitaire, d’autres encore se sont établies à divers degrés intermédiaires d’organisation sociale, avant le niveau de l’abeille mellifère. On reconstitue l’histoire des évolutions de la plupart de ces lignées en se fondant sur l’anatomie (voir les synthèses de Charles Duncan Michener), plus rarement avec un contrôle moléculaire. Parmi celles qui sont les plus proches des abeilles mellifères ; citons les euglossines solitaires, les bourdons (Bombus) et les méliponines sans dard. L’organisation sociale de ces dernières semble tout aussi complexe que celle des abeilles dites (à tort d’ailleurs) « domestiques. »
« Au fur et à mesure que les fragments de cette vaste mosaïque vont se mettre en place avec l’assistance de la génomique comparée, » termine Edward O. Wilson «  va apparaître une histoire remarquable qui ouvrira bien des perspectives en évolution développementale et en sociobiologie. »

Simonpierre DELORME   ()

 

Sources :

Publié dans Abeilles & fleurs N° 679 de janvier 2007