LES « SUPERSISTERS » ONT-ELLES DES COMBINES POUR SE CHOISIR « LEUR » REINE ? (suite et fin)

La photo ci-dessus illustrant une cellule royale provient du site aramel.free.fr

Il y a 15 jours (cf. LES « SUPERSISTERS » ONT-ELLES DES COMBINES POUR SE CHOISIR « LEUR » REINE ?), nous avions essayé d’expliquer pourquoi il était si difficile pour les ouvrières d’influer sur le choix de la future reine de la colonie, et pour les supersœurs, filles d’un même faux-bourdon, de privilégier une vraie sœur dans cette compétition.

Restait encore une possibilité : celle dans laquelle des jeunes reines sont prêtes à éclore, tandis que des ouvrières malintentionnées les empêchent de sortir de leurs cellules royales en premier, dans le seul but de favoriser une vraie sœur, soit qui sortira la première, soit qui aura le temps de prendre des forces pour un futur combat.

En fait, c’est à l’occasion de sa thèse de Ph. D. à Sheffield, il y a quelques années seulement, que le Français Nicolas Châline, un élève de Ratnieks et d’Arnold, a tenté de vérifier cette possibilité de voir les ouvrières « reconnaître » une vraie sœur dans la cellule royale juste après l’éclosion et chercher à l’avantager d’une façon ou d’une autre.

Un comportement particulier se produit parfois en période d’essaimage. Après le départ de la vieille reine avec le premier essaim (primaire), il arrive que les ouvrières maintiennent les jeunes reines qui viennent de naître à l’intérieur des cellules royales en les nourrissant par une fente dans le bout de la cellule royale mais en les empêchant de sortir.

Souvent, elles refermeront ensuite la fente, parfois à plusieurs, l’une empêchant la reine de sortir tandis que les autres referment.
Ce confinement peut durer une semaine. Selon Nicolas Châline, dans le cas ou d’autres reines seraient déjà sorties, les ouvrières vont aussi protéger les reines confinées dans les cellules de ces reines déjà sorties…
Le rapprochement entre les lignées des abeilles nourrisseuses et de la future reine devait pouvoir donner des indications sur un éventuel népotisme. La recherche n’a pu apporter de résultats probants de cette hypothèse audacieuse, mais il est vrai que protéger la reine en la laissant mûrir suffisamment longtemps à l’abri c’est aussi lui assurer un avantage dans les combats à venir.
Car le combat des reines suivra en général, quoique… pas toujours, puisque telle ou telle reine non fécondée pourra aussi faire partie d’un essaim secondaire ou tertiaire.
Lorsque la reine d’un peuple meurt subitement, les ouvrières vont choisir quelques larves dans des cellules standard d’ouvrières (en général il n’y en a pas d’autres dans la colonie) et elles vont immédiatement démarrer un élevage royal afin d’avoir tout de même une reine. Il leur suffira de nourrir dorénavant ces larves exclusivement avec de la gelée royale et d’agrandir leurs cellules pour leur laisser plus d’espace. Parce que la chose a dû être improvisée rapidement, cette extension ne sera pas toujours parfaite et les futures reines seront souvent légèrement plus petites que les reines normales, mais ce seront bien des reines capables d’assurer la relève de la ponte et la survie du peuple.

Beaucoup d’études de ce type étaient naguère menées avec des colonies plus ou moins artificielles, souvent peu nombreuses, dans lesquelles une reine a été artificiellement inséminée par deux ou trois bourdons seulement. Il n’est pas pour autant plus facile de voir si la balance penche dans un sens bien précis et si les ouvrières qui font la sélection vont choisir une larve issue de la même lignée paternelle que la leur.

L’étude que Nicolas Châline et C. Papin ont menée sous la supervision de Gérard Arnold et F.L.W. Ratnieks a été faite avec un protocole rigoureux (en « double aveugle ») en utilisant deux reines qui avaient été fécondées naturellement, et qu’on a retirées à leur peuple pour l’orpheliner. L’utilisation de microsatellites ADN a permis de déterminer la lignée paternelle des reines de sauveté avant leur éclosion.
On avait marqué les ouvrières nourrisseuses lors de leur éclosion durant les six jours précédents, puisque le fait de nourrir semblait le comportement d’aide le plus simple. Dans la première colonie, il se pourrait bien que quelques lignées aient été privilégiées par rapport aux autres (et une lignée moins favorisée provenant d’une autre colonie donc sans parenté avec les ouvrières).

Cependant, comme dans d’autres recherches précédentes, la raison n’en est pas claire : reconnaissance de parentèle ou bien simplement certaines larves seraient plus « attractives » ? Mais pourquoi et comment ?
Cela étant, on n’a pu faire les mêmes constatations dans la seconde colonie. S’il existe des préférences à l’élevage (si…), elles ne sont donc pas toujours discernables.
Résultat un peu décevant mais qui confirme d’autres études antérieures déjà anciennes qui elles aussi recherchaient à vérifier une reconnaissance de parentèle et un népotisme possible mais non confirmé.

Pour l’anecdote et toujours à l’occasion de sa thèse, Nicholas Châline avait rappelé que les règles que nous connaissons ne sont pas forcément toujours respectées.
Ainsi de ce peuple atypique dans lequel la disparition de la reine n’avait pas changé les habitudes de sélection et de nettoyage des œufs « non autorisés » (worker policing), si bien que les oeufs de mâle pondus par les vieilles ouvrières dont l’utérus s’était remis à fonctionner étaient immédiatement croqués par leurs consœurs : la colonie « bourdonneuse » est morte sans avoir produit de mâles.

En conclusion, pourquoi ce népotisme, ce favoritisme à l’intérieur d’une lignée de « vraies sœurs » est-il si peu présent chez les abeilles ?
L’une des raisons est sans doute la taille de la colonie, la multiplicité des lignages et le frottement incessant des insectes les uns contre les autres qui affaiblit voire élimine les reconnaissances et identifications des lignages (voir nos deux articles sur les hydrocarbones cuticulaires).
On peut aussi réfléchir au coût potentiel pour le super-organisme de ces conflits internes s’ils pouvaient se concrétiser. Voire aux erreurs possibles et aux risques qu’elles entraîneraient pour l’avenir du peuple.

Dominique Simonpierre DELORME ()
 

Sources

  • Châline N., Arnold G., Papin C., Ratnieks F.-L.-W. – « Patriline differences in emergency queen rearing in the honey bee Apismellifera », dans la revue Insectes sociaux (Springer à Bâle), 2003, vol. 50, n° 3, p. 234-236.
  • Châline N., Martin S.-J., Ratnieks F.-L.-W. – « Lack of nepotism in honey bee (Apis mellifera) interactions between workers and young queens imprisoned in queen cells during swarming », dans la revue Behavioral Ecology
  • Châline Nicolas et Arnold Gérard – « A scientific note on the lack of nepotism in queen larval feeding during emergency queen rearing in a naturally mated honey bee colony », dans la revue Apidologie (EDP Sciences), 2005,vol. 36, n° 1, p.141-142.
  • Nicolas Châline – Reproductive conflict in the honeybee, a thesis submitted to the University of Sheffield for the degree of Doctor of Philosophy (sept. 2004).
  • www.culturaapicola.com.ar/apuntes/conducta/179_conflicto_reproductivo_abeja_tesis.pdf

Article paru dans la revue Abeilles & Fleurs N°714 – Mars 2010.