Deus creavit, Linnaeus disposuit. La phrase est de Linné lui-même dans son Systema Naturae, un ouvrage fondamental qui date de 1735. Elle signifie : « Dieu a créé (le monde) Linné (l’)a mis en ordre. »
Elle n’est pas d’une modestie extrême mais Carl von Linné ne l’était pas non plus. Il est vrai que le monde entier a très vite connu et clamé son nom. Ce pionnier de la biologie, cet homme qu’admiraient tant Goethe et Rousseau parmi beaucoup d’autres, ce Suédois que toutes les institutions scientifiques d’Europe et des Amériques voulaient honorer, est le naturaliste qui a développé la méthode qu’utilisent les chercheurs jusqu’à ce jour pour donner des noms aux plantes et aux animaux. Le 23 mai 2007 aurait été son 300ème anniversaire.

Statistiquement,les biologistes nomment une nouvelle espèce chaque demi-heure. La taxonomie est une activité des plus vivantes. La taxonomie, la “règle de la mise en ordre” selon son étymologie grecque, a pour but d’établir une classification systématique et universelle dans les sciences naturelles et de créer des taxons, soit des catégories, nombreuses et hiérarchisées. On tente actuellement de remplacer taxonomie par taxinomie, pour plus d’exactitude étymologique.
Jusqu’au système créé par Linné régnait un chaos total dans la description et la façon de nommer plantes et animaux. La révélation de toutes les nouvelles espèces découvertes aux Amériques ou ailleurs et qu’il fallait bien ajouter aux espèces européennes, avait mis ce chaos en évidence. Après Linné, une nomenclature et une méthode apparaissent pour tous les êtres vivants.
Ainsi les lecteurs d’Abeilles & fleurs appartiennent au règne animal, à l’embranchement (on dit aussi au phylum) des Chordés, à la classe des Mammifères, à l’ordre des Primates, à la famille des Hominidés, au genre Homo et à l’espèce Homo sapiens. Toutes ces catégories sont des taxons.

Linné jeune au Japon, en costume japonais

De ce classement est resté la nomenclature binomiale, un chef d’œuvre de précision et de concision. Le binôme linnéen est composé de deux mots latins. Le premier est toujours un substantif commençant par une majuscule et qui est le nom du genre auquel appartient l’espèce étudiée, le second est un qualificatif qui complète le nom de l’espèce. Ainsi Homo sapiens et Homo neanderthalis (celui que nos ancêtres à nous auraient peut-être mangé …) ou encore Apis mellifera et Apis cerana. Parfois on ne donne que l’initiale du genre : A. mellifera ou C. lupus. Bien sûr, on met tout cela en italique, parce que c’est du latin, et que les mots en langue étrangère se mettent en italique.

Au fait, savez vous pourquoi feu notre cousin Neanderthal s’appelle ainsi ? C’est parce qu’on a trouvé ses premiers ossements dans une vallée (Thal) ainsi nommée par un certain Neumann qui y avait installé sa propriété de campagne et qui, trouvant son propre nom de famille un peu banal, avait imaginé de le gréciser en Neander. C’était la mode à l’époque dans certains milieux d’Allemagne, comme cela l’était en Suède de latiniser le sien à l’époque du grand-père de Linné qui, habitant un lieu-dit Linnagàrd (“le clos des tilleuls”), choisit de s’appeler Linnaeus.
Au cours de l’histoire européenne, les noms de famille n’ont pas toujours été rigidement fixés. En France, c’est évidemment Napoléon Bonaparte, né pourtant Napoleone Buonaparte, qui dans sa passion de tout organiser militairement, supprima (en 1810 seulement) la possibilité de changer de nom à très peu de frais. En Oukraine aujourd’hui, on dit que n’importe qui peut encore choisir de s’appeler n’importe quoi et que depuis peu les Clint Eastwood remplissent les rues. Et dans beaucoup de pays asiatiques, on ne portera pas forcément le même nom tout au long de sa vie, ni après sa mort.
Encore un détail au passage, la réforme orthographique allemande de 1911 a supprimé le h de Thal si bien qu’on écrit aujourd’hui les Néandertaliens sans h. Rassurez-vous : si vous faites la faute, personne ne la remarquera, sauf peut-être les fans des excellentes BD d’Emmanuel Roudier.
Hé oui, les noms de pays changent aussi d’orthographe, même quand leur prononciation ne change pas. Il y a quarante cinq ans, on écrivait Péloponnèse avec un seul n, Lituanie avec un h et Xinjiang s’écrivait Sinkiang.

L’ouvrage fondamental de 1735

Revenons à Linné. Né donc Carl Nilsson Linnaeus, il sera ennobli plus tard par le roi et la diète suédoise sous le nom de Carl von Linné. (La mode était alors au français, mais la particule de n’a jamais été une garantie de noblesse, à l’inverse de la particule von, et la noblesse suédoise parlait d’ailleurs allemand). D’abord élève et protégé du botaniste et théologien Celsius (tiens ! encore un patronyme latin !) il ébauchera sa méthode de classification dès 1729. Il a alors 22 ans. Deux ans après, il rédige Hortus Uplandicus, essai de classification des plantes d’après les organes sexuels. Il parcourt l’Europe du Nord et se fixe en 1735 en Hollande pour y publier Systema Naturae. Il visite l’Angleterre et la France en publiant de nombreux ouvrages et retourne en Suède où il deviendra le premier président de l’académie des sciences de Suède. Dès 1788 apparaissent les premières sociétés linnéennes en Angleterre et en France, puis dans toutes les grandes villes d’Europe et d’Amérique du Nord. Toutes ces sociétés ont l’ambition de communier dans le culte du grand homme mais surtout de continuer l’inventaire des richesses de la nature et d’en retrouver les schémas logiques, en suivant les méthodes de Linné.

La livraison de Nature de mars 2007 rassemble une gamme de matériaux pour le tricentenaire. Elle n’oublie pas de montrer comment l’arrivée des données de la génétique moderne a modifié le regard que nous portons aux vieilles logiques de la taxonomie. Linné est venu avant Darwin. La conception statique qu’il avait d’un « ordre-du-monde » immuable, car chaque espèce aurait été créée par Dieu pour ne plus changer, ne correspond plus aux certitudes actuelles des biologistes pour qui les espèces évoluent avec le temps. La livraison parle aussi des conflits entre professionnels et amateurs pour nommer les espèces. Elle a été complété depuis par de nouveaux articles qui ont rejoint un dossier disponible sur le web.

Une petite plante à fleurs roses en clochettes, à stolons et à feuilles persistantes, porte le nom de Linnaea borealis, souvenir des expéditions de Linné chez les Lapons. En France on la trouve dans quelques coins des Alpes.

Simonpierre DELORME

 

Sources :

  • Nature (15 mars 2007) : “Linnaeus’s Legacy” – Vol 446 N° 7133
    “Linnaeus at 300” & (LINNAEUS WEB FOCUS)
  • Pour la Science : Les Génies de la Science – N°26 (fevrier-mai 2006)
    Linné Classer la nature : www.pourlascience.fr/
  • Wikipedia : “Carl von Linné” (wikipedia.org/)
  • Wikipedia : “Homme de Néandertal” (wikipedia.org/) Remarquable article !
  • “Néandertal, la bande-dessinée évènement – Interview d’Emmanuel Roudier” sur le site de Hominides.com

Une première version de cet article a été publiée dans Abeilles & fleurs N° 688 de novembre 2007.